Femmes fossées


À force de consumer le vide, je m’étouffe avec les rues d’asphalte qui s’enfilent sans choix. Les rangs numérotés pas larges. Pis la principale bordée de driveway.
Je me souviens du bécycle qui shine. Le vert avec la marque en califourchon. SUPERVÉLO. Sur la principale gâtée par les voitures. Pas de clim, la mort du fluide caloporteur. Les avant- bras grillent sur les portières canicules. Il fait broil sur la couronne sud. C’est rouge et la chair est en fusion. La moissonneuse-batteuse défile sur St-Pierre. Je me souviens avoir roulé 115 même si c’était 90. La collision est déjà fatale. Ma tête est déjà fendue. Ça fait presque beau au-dessus de mes sourcils. Le vacarme fait shaker mes pneus à 10 vitesses. Je voudrais monter sur un trottoir. N’importe lequel peut-être. J’ai peur, je suis bien, j’ai la mort sous les pédales, je me sens vivre.

Les trottoirs se cachent pour me dire de partir. Je me mords les joues au sang. Le goût ferreux alimente l’aliénation. Certainement, quelque part ma démence est collective. Il le faut. Mes canines grincent de hurlements. J’ai envie de coups de pied sans retenue. Cracher à terre. Et dire des mots d’église pour me purger. Des sermons récités à l’envers pour faire naître des cornes sur les tempes. Faire un doigt d’honneur mérité à la paroisse et à sa statuette du mépris moral. Et un Je vous salue Marie pleine de grâce en menterie pour la forme. Vu d’ici, il aurait peut-être été bon pour moi de prendre le clos d’un bon élan. Atterrir les palettes au bout du nez comme un ange.
M’enterrer aurait (peut-être) été plus prudent.


À la place,
ma langue devient épineuse de toutes les colères que j’ai engagées. Tout me serre les poings. Et je cultive du tabernacle, que je coince entre mes dents en guise de salutation. Mes veines sont des pipelines à pores bouchés. On me salit pour me bouffer de l’intérieur. Je respire par la colère depuis.
Je viens vers moi dans l’octobre 1992, couchée dans une chambre analgésique. Entourée de ces faiseurs de grimaces pour m’assoupir. J’aurais pu naître l’automne suivant devant les mésanges et ma mère. J’aurais pu m’appeler Evelyne, Marie, Joseph, le ciel et Denise miséricorde. Que rien n’aurait pu empêcher la formation de ce creux en commotion. De ce tout oppressant qui s’enlaidit par mon reflet et cette cicatrice entre les yeux. La banlieue me tire dessus. Par légitime défense, il me prend souvent l’envie de la crever en la pointant du doigt. Tout est de sa faute. C’est mieux ainsi.  

Elle est fatale par ses maisons, ses rues, ses gens. Surtout à cause du drabe. Et de mon cul-de-sac familial répressif. La télé pour déjeuner, dîner, souper. Et recommencer le lendemain, l’année suivante et ainsi va la vie. Voilà une rue – et puis encore une autre identique. Des impasses cartographiées sans issue. Des charpentes de non-dits que je maudis. Les termites peuvent bien y gruger le bois et l’intérieur de nos organes. Nos esprits ligotés donnés en cadeau. Prenez-nous et ramassez-moi au passage, l’accalmie me fera grand bien. Au pire, greffez-moi de la bienveillance pour que je panse les mépris accumulés. J’arrêterai de regarder le sol avec mes épaules. Et les autres ne seront plus aveuglés par les murs en barricades agglomérées.
Et beaucoup de choses. Et je suffoque en traînant des paysages granuleux de bungalows longs, si longs. Et ma mère qui se perd au travers des haies de cèdres coupées au sécateur. Les pleurs étouffés par le bruit des tondeuses à gaz. Du Weed Eater strident. La piscine à chlore pour conduire nos vies de facultés affaiblies. Et ma mère endolorie, les yeux ronds pour la noyade. Les émanations toxiques forment des cellules de rage dans mon cerveau. Et je deviens :  Le 450, le 454 indicatif de la suite, la rue Maurice, les 8 530 habitants et leur calvaire que j’exagère.
Je prononce des mots que personne ne comprend. Je baragouine que je suis mal de partout. Que le monde va mal. Personne n’est là pour me rattraper ici, me prendre dans leurs bras. Sauver ma tête qui déraille, comme la vôtre devant l’ennui.
Qui ici est là pour comprendre les sauvetages? Je veux la grande rédemption contre l’assimilation des âmes qui deviennent lâches. Je veux sauver ma mère de la dépression, de la banlieue, de la cruauté, des maisons faussement paradisiaques, des escrocs à dents aiguisées pour le gros cash, pour le monopole et l’appât du gain, de l’infidélité, de la maison du voisin dans les flammes, du notaire à collusion, des amis violents, des parents violents, des yeux creux d’un père fou à la fonderie, des maladies mentales à demi soufflées pour que personne n’entende, des successions de terres maraîchères magouilleuses, des dézonages pour la business, de l’ex-maire en prison, de l’upac, des abus de confiance, de la peur des autres, du racisme en excuses, de l’homophobie comme une condition à chuchotements, des chars, des pick-ups, des trailers à déborder la cour avant, du royaume de la voiture qui brûle tes poumons, tes jambes. Des stigmates du rêve américain. Du cristie de gazon à tondre encore et encore. Lâchez-nous avec vos conneries. J’ai tout dit d’un coup. Je ne suis pas folle. Quelque chose est pourri. J’entends les échos venant des rues, du cul-de-sac. Je les entends juger fort dans leurs murmures.
Cette femme est en crise,
cette femme est névrosée,
cette femme est folle à en crever les yeux.
Il faudrait me raconter que ça ira. Que maman ira. S’approprier des phrases de réconfort naïf pour survivre tous les jours. Seulement, l’issue de maman se trouve dans le silence qui la tue. C’est son poignard qui aura peut-être raison de moi. Je porterai une auréole de remords pour ne pas avoir réussi le sauvetage.
J’aurai tous les sacres entiers pour remplir ma bouche. Ce sera une bonne manière de me taper dessus. Et l’enfer sera mon échec. Mon agonie quotidienne à porter. Ma pénitence.

Dans l’anxiété, j’ai des envies de rouler sur la 15 sud avec les genoux comme les mains. Et d’arracher le bitume de l’autoroute. Couper les liens de sang qui nous rassemblent. Briser la couronne sud ; mon diadème en colère. Mais j’aurai beau essayer de revirer le sol. De faire tous les temps, que je ne réussirai jamais à me venger. Comme si c’était la seule solution à mes tourments. Il faudrait peut-être qu’un char me roule sur la tête pour tout oublier. Pour me remettre dans le droit chemin et apaiser cette violence qui me fait mourir à tue-tête. Brûlez-moi peut-être.

Mélissa Primeau